LE ROLE DE GIVAT HAVIVA APRES LE 7 OCTOBRE

 Mohammad Darawshe, Directeur de la stratégie à Givat Haviva, et actuellement Visiting Professor à l'Université d'Illinois, a publié sur un site américain l'article suivant, que nous avons traduit pour vous. Il fait le point de la situation et précise le rôle qu'a joué et continuera à jouer Givat Haviva dans le contexte de la guerre.



Toute crise est une opportunité : 

le travail de Givat Haviva après le 7 octobre. 

par Mohammad Darawshe

Article paru sur le site progressiveisrael.org (New York)

Nous savons tous ce qui s’est passé en Israël le 7 octobre 2023. Dans une opération planifiée, le Hamas a franchi la barrière séparant la bande de Gaza d’Israël, surprenant et paralysant les forces de sécurité israéliennes. Quelque 1 200 personnes, hommes et femmes, y compris des nourrissons et des personnes âgées, ont été assassinées ce jour-là. 252 autres personnes de tous âges ont été emmenées à Gaza. La guerre qui a éclaté dans le sillage du 7 octobre continue de faire des victimes israéliennes et palestiniennes de Gaza. Au milieu de tous ces développements, nous, à Givat Haviva – l’organisation la plus importante et la plus ancienne d’Israël qui promeut une société solidaire judéo-arabe en Israël – savions que nous devions réagir.

Tous les groupes de populations d’Israël ont été touchés. Ce jour-là, la majorité juive éprouva une peur indescriptible. Avec les chaînes d’information diffusant en boucle, le traumatisme mélangé à l’incertitude, chaque téléspectateur se préparait au pire. Les réseaux sociaux étaient remplis de personnes à la recherche de parents et d’amis des communautés frontalières de Gaza, ou qui assistaient aux festivals, après avoir perdu le contact avec eux.

La journée a également eu un impact sur la minorité arabe, qui représente environ un cinquième des citoyens israéliens. Les membres de cette communauté désemparés, de toutes les tendances politiques et religieuses, pouvaient à peine croire aux atrocités dont ils étaient témoins. Craignant que la communauté juive ne soit sur le point de se soulever contre eux, ils ont surtout choisi le silence et l’isolement afin d’éviter de devenir la cible de la colère juive. La crainte que les Israéliens juifs ne fassent pas la différence entre les citoyens arabes et les terroristes du Hamas était répandue dans toutes les villes et villages arabes.

Après le choc : retour au travail

Nous sommes donc arrivés dans les bureaux de Givat Haviva le 8 octobre, prêts à nous mettre au travail – mais aussi, avec notre équipe composée de Juifs et d’Arabes, afin d’exprimer et de partager nos émotions les uns les autres.

En tant qu’organisation à but non lucratif, qui œuvre depuis 75 ans pour une société solidaire entre Juifs et Arabes, nous savions que nous devions faire notre part du travail. Nous voulions offrir à la communauté arabe pétrifiée, qui a peur d’exprimer son point de vue légitime et qui évite les rencontres directes avec les Juifs, un espace où elle pourrait mettre sur la table la confusion et la peur qu’elle éprouve depuis le 7 octobre. Nous voulions permettre aux deux communautés d’atteindre un point émotionnel où elles pourraient faire preuve d’empathie envers l’autre et surtout écouter et montrer du respect. C’est la seule façon de sortir de cette catastrophe et de commencer à générer un avenir meilleur.

Nous avons transformé notre campus en centre pour les évacués, où plus de 300 personnes sont venues nous voir pour trouver refuge et sont restées pendant trois mois jusqu’à ce qu’elles puissent rentrer chez elles, tandis que dans le même temps, nos équipes travaillaient ensemble pour modifier les programmes et les projets qui auraient dû commencer le lendemain.

Le 8 octobre devait être le jour d’ouverture de notre cycle de programmation. Nous avions un nombre record d’inscrits. Mais bien sûr, aucun des programmes n’a commencé ce jour-là. Au lieu de cela, l’équipe a réexaminé chacun de nos programmes, discutant des ajustements que nous devions maintenant y apporter.

Juifs et Arabes continuent de se rencontrer à Givat Haviva

Les Enfants enseignent aux Enfants, ou « Yam’’i » est un programme que nous menons depuis près de quatre décennies. Le programme Yam’’i rassemble des collégiens de la communauté arabe et de la communauté juive, qui travaillent ensemble pendant deux ans sur le thème de l’identité. Ces études se concentrent sur l’examen des identités personnelles et collective des adolescents, sur la lutte contre les stigmates et sur l’examen critique des différents récits qui prévalent dans la société complexe d’Israël.

Nous savions que dans l’ambiance de l’après-7 octobre, il serait difficile de continuer à rassembler ces jeunes. Nous avons décidé d’engager des discussions avec les élèves qui ont déjà commencé le programme il y a un an, avec leurs parents, afin que le plus grand nombre possible de parties prenantes soient impliquées dans notre prise de décision. À notre grande satisfaction, tout le monde a exprimé le besoin de poursuivre, maintenant plus que jamais, les études sur l’identité, même si dans un premier temps les sessions se dérouleraient dans des cadres séparés pour les Juifs et les Arabes.

Il y a quelques semaines, a eu lieu sur le campus de Givat Haviva la première rencontre en présentiel depuis le 7 octobre entre élèves d’écoles juives et d’écoles arabes voisines. Malgré les inquiétudes, les élèves étaient heureux d’apprendre à se connaître, de se concentrer sur leurs similitudes plutôt que sur les points de désaccord, et ils sont repartis avec l’envie d’aller plus loin. Nous avons clos cette session pleins d’espoir, déterminés à poursuivre notre travail afin de pouvoir, au fil du temps, organiser de telles rencontres plus fréquemment et avec un plus grand nombre de participants.

Des enseignants juifs dans les écoles arabes

Un autre programme dont le succès depuis le 7 octobre a été une bonne surprise est « Langue commune », qui a été conçu pour améliorer la maîtrise de l’Hébreu parmi les élèves arabes d’Israël via l’enseignement de l’Hébreu parlé dans les écoles arabes. Dans le cadre de ce programme, les professeurs juifs vont enseigner dans les écoles arabes, avec un collègue arabe qui leur sert d’agent de liaison et de mentor, pour les aider à naviguer à la fois dans l’école et dans les différences culturelles entre les deux peuples. Le professeur dispense aux élèves un enseignement oral en Hébreu et, de plus, apprend à connaître la société et la culture arabes avec l’aide de son collègue arabe, qui leur apporte un soutien et sert également d’intermédiaire, compte tenu des différents mondes dont ils sont issus.

Dans la réalité actuelle, avec la guerre qui se poursuit et la situation sécuritaire instable, l’arrivée d’un enseignant juif dans le collège d’une ville arabe n’est pas anodine. Néanmoins, aucun enseignant participant ne s’est retiré du programme (à l’exception des évacués qui ont été forcés de déménager) et aucun établisssement n’a demandé qu’il ou elle cesse son enseignement. Lorsqu’en décembre, les écoles ont repris l’enseignement en préentiel, nous étions très inquiets de ce qui pourrait arriver. Nous avons été ravis de découvrir, cependant, à quel point le programme et leurs enseignants juifs avaient manqué aux élèves.

Dans un des collèges, le professeur d’Hébreu juif a été enrôlé dans la réserve de l’armée à cause de la guerre. Étonnamment, cette circonstance complexe a, en fait, généré un merveilleux moment éducatif. Les élèves ont été extrêmement déconcertés en raison de la contradiction qu’ils ressentaient : d’un côté, ils aiment, apprécient et respectent cet enseignant. D’un autre côté, il allait se battre dans la bande de Gaza, où certains étudiants ont de la famille ; et même ceux qui n’ont pas de famille là-bas considèrent les habitants de Gaza comme des membres de leur nation palestinienne. Ils ont soulevé ces sentiments conflictuels avec le mentor arabe.

Le mentor et le coordonnateur du programme ont saisi l’incroyable potentiel d’une discussion sur le sujet. Ils se sont réunis avec les élèves et ont essayé de mettre ensemble sur la table ce qu’ils ressentaient à propos de l’enseignant qui avait été appelé. En fin de compte, à la fin du processus, les élèves ont conclu que leur enseignant est cette même personne qu’ils apprécient, respectent et aiment, et ils lui font confiance pour faire ce qu’il faut. Lorsque l’enseignant est revenu après de nombreux mois de réserve, il s’est rendu directement au collège pour rendre visite à ses élèves, qui l’ont accueilli à bras ouverts. Des histoires de ce genre donnent non seulement au personnel de Givat Haviva un souffle pour poursuivre notre travail, mais démontrent également que nos efforts permettent de construire des ponts là où d’autres pensent que le gouffre est trop grand.

Nouveaux programmes pour réalité nouvelle 

Après le 7 octobre, nous nous sommes rendu compte qu’en plus de la continuité dont nos programmes avaient besoin, nous devions également en inventer de nouveaux. La guerre et la situation en matière de sécurité ont mis en évidence les défis auxquels la société israélienne est confrontée depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, cependant, l’intensité de ces défis s’est considérablement accrue et l’urgence d’offrir une réponse appropriée a éclaté au grand jour. Cela se voit en particulier lorsqu’il s’agit des inégalités entre Juifs et Arabes, et grâce aux décennies d’expérience de Givat Haviva, nous y sommes prêts.

Un certain nombre d’établissements d’enseignement se sont tournés vers nous, par exemple, pour obtenir des conseils et du soutien alors qu’ils se préparaient à un retour aux cours en présentiel. Il est important de noter que le monde universitaire est souvent le premier cadre officiel où les Juifs et les Arabes se croisent quotidiennement, et afin de combler les fossés sociaux et culturels, il est essentiel que cette première interaction soit aussi positive que possible.

Presque tous les établissements d’enseignement supérieur d’Israël comptent une grande majorité de personnel juif. En conséquence, de nombreux étudiants arabes se sentent moins attachés émotionnellement à leur université et considèrent leur chemin vers la Licence comme quelque chose à franchir le plus rapidement et le plus discrètement possible. Aujourd’hui, en raison de l’atmosphère de guerre, de nombreux étudiants arabes ont même décidé de suspendre leurs études, de reporter leur admission ou de poursuivre à l’étranger dans une université arabe, comme en Cisjordanie et en Jordanie.

De nombreuses universités israéliennes cherchant à inverser cette tendance sont venues nous demander de l’aide. En réponse, Givat Haviva a mis en place un programme d’intervention large qui s’adresse au spectre complet de problèmes auxquels les universités sont confrontées - avec les étudiants, les professeurs, le personnel administratif et d’autres employés. Nous continuons de peaufiner ce programme afin que le plus grand nombre possible d’établissements qui ont besoin de notre soutien puissent le recevoir et offrir à leur communauté universitaire l’expérience étudiante la plus utile et de la plus haute qualité possible, même en temps de crise.

La situation en Israël est super-complexe, presque incompréhensible. Mais nous réalisons que le monde n’est pas binaire : il ne s’agit pas de noir contre blanc, du bien contre le mal. Il existe plus qu’un seul « vrai » récit. Par conséquent, nous devons continuer à faire avancer la société israélienne en créant davantage d’occasions de se rencontrer, en exhortant les communautés juives et arabes d’Israël à se rapprocher les unes des autres. Nous ne devons pas leur permettre de s’enraciner de plus en plus profondément dans leurs réalités séparées, mais plutôt les familiariser avec l’autre communauté – pour converser, comprendre, montrer du respect et cesser d’avoir peur.

Les nombreuses années d’expérience de Givat Haviva nous ont appris que, de chaque calamité, il est possible d’extraire des points de lumière et d’espoir pour un avenir meilleur. Même le terrible 7 octobre peut être une source d’opportunités. Chaque crise aiguise notre compréhension des enjeux, nous enseigne où nous pourrions mieux faire ou contribuer davantage avec notre savoir-faire et nos ressources. Cela, à son tour, augmente notre optimisme quant aux progrès que nous pouvons réaliser pour améliorer la réalité israélienne afin que l’avenir devienne meilleur pour chaque femme et chaque homme, indépendamment de la religion, de la nationalité, du sexe ou du genre.

L’ampleur de l’appui que nous avons reçu, tant en Israël qu’à l’étranger, nous montre que nous allons dans la bonne direction.

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