Juifs et Arabes affluent en nombre à Givat Haviva (HaAretz du 23/7/2025)

 

Juifs et Arabes affluent en nombre à Givat Haviva. Oui, même après le 7 octobre.

Michal Sella, qui dirige le campus, imagine ce qui pourrait changer dans le pays, si seulement la Gauche était moins paresseuse et voulait bien se salir les mains.

par Neta Ahitov, photographies de David Bakhar

Traduction/relecture : Frédérique Destephen

HaAretz, 23 juillet 2025


« La meilleure façon d'éduquer les enfants à la démocratie est de les éduquer à une société partagée », affirme Michal Sella. « Ce n'est pas un luxe ni une “jolie chose” que les enfants doivent traverser, mais un combat pour le droit à l'égalité en Israël. » Sella est la Directrice Générale de Givat Haviva, nom qui englobe un vaste campus regroupant de nombreuses institutions qui partagent la quête d'une vie commune entre Juifs et Arabes israéliens. Selon elle, « Le clivage le plus net en Israël se situe entre Juifs et Arabes. C'est donc dans cette relation que réside le moyen le plus sûr de changer la perception de la réalité. L'attitude envers l'autre communauté, que l'on soit juif ou arabe, est le meilleur indicateur de l’attitude envers la démocratie, l'égalité et l'État de droit. Si on considère que ce sont de citoyens égaux en droits, ce sont là les bases d'une pensée démocratique. On a le sentiment que, dans la société libérale israélienne, les gens ne comprennent pas complètement l'importance du système éducatif et la nécessité d'y investir. Il est vrai que c'est une activité difficile, longue et fastidieuse, et il est vrai aussi que cela semble un discours dépassé, pas très high-tech, mais c'est essentiel à la pérennité d'une vie libérale en Israël. » Le Centre judéo-arabe pour la Paix de Givat Haviva, fondé en 1949 par le mouvement Hashomer Hatzair, accueille chaque année environ 23 000 étudiants, un millier d'enseignants juifs et arabes et plusieurs milliers d'adultes. Ces derniers apprécient (le plaisir étant un élément important des activités à Givat Haviva) un contenu tourné vers la paix, qui aborde la possibilité d'une vie partagée et égalitaire. Ils n'évitent pas la dure réalité, mais s'efforcent de la transformer. Le lieu propose notamment des programmes uni-nationaux et des programmes conjoints pour Juifs et Arabes, des colonies de vacances, des cours, une école publique, des cours de football, des ateliers de photographie, d'art et de céramique, des conférences, un centre d'études arabes, un centre d'études hébraïques, une résidence d'artistes et un lycée international, où un tiers des élèves sont juifs, un tiers arabes et un tiers viennent du monde entier.

Sella est Directrice Générale de Givat Haviva depuis cinq ans. Auparavant, elle dirigeait le département éducation de Hashomer Hatzair, elle a travaillé comme journaliste et rédactrice pour la chaîne Channel 2. Elle a également cofondé l'organisation à but non lucratif « Whistle », créée en 2016 pour dénoncer les mensonges et la démagogie du gouvernement et des médias israéliens. Elle a également travaillé plusieurs années au New Israel Fund et à la Knesset, où elle a été assistante parlementaire de l'ancienne députée Michal Biran (Parti travailliste), puis a collaboré aux campagnes d'Yitzhak Herzog et de Tzipi Livni, et a été assistante de recherche de Yoli Tamir. C'est cette dernière qui l'a poussée à étudier les sciences politiques, diplôme qu'elle a obtenu à Oxford, en Angleterre. À son retour de son master, elle souhaitait travailler au gouvernement après le remplacement du cabinet Netanyahou. En attendant, elle souhaitait avoir un impact sur la société civile, domaine qui est rapidement devenu pour elle une passion professionnelle. Elle a pris ses fonctions de DG de Givat Haviva en mars 2021, juste avant les violents événements de mai 2021, qui ont vu des Juifs et des Arabes israéliens se révolter à Jérusalem, Lod, Bat Yam, Haïfa et ailleurs. Nombreux étaient ceux qui pensaient qu'après les événements et l'inquiétude croissante, l'activité à Givat Haviva diminuerait, mais c'est exactement le contraire qui s'est produit. Givat Haviva a reçu de plus en plus de demandes pour bénéficier des différents programmes proposés par le centre, tant de la part de particuliers que d'établissements scolaires. Même après le 7 octobre, le nombre d'élèves est resté stable.

Lycéennes à Givat Haviva. « Après le 7 octobre, par peur, les étudiants arabes se taisaient. » 

(Photo : Asia Ladzhinsky)

Les programmes de Givat Haviva sont dynamiques et l’organisation adapte son contenu aux besoins de l’époque. Ainsi, aux premiers jours de deuil, de douleur et de guerre, aucun groupe mixte n’a été créé entre Juifs et Arabes, mais uniquement des groupes séparés. Sella explique que ce sont les éducateurs eux-mêmes qui ont exprimé le besoin d’un tel dispositif et que Givat Haviva a immédiatement répondu à leurs demandes. « Ils cherchaient des moyens d’encourager les jeunes, effrayés et désorientés. En particulier les jeunes Arabes, qui se taisaient par peur. Ils n’osaient pas dire un mot sur ce qui se passait et éprouvaient un sentiment de persécution. Les enseignants arabes du système éducatif juif ressentaient la même chose. Cela a conduit de nombreux enseignants à nous contacter pour obtenir des conseils. Suite à ces demandes, nous avons réalisé que nous devions sortir de notre zone de confort et soutenir également les personnes de plus de 18 ans. Nous avons donc développé un programme de leadership judéo-arabe axé sur la compréhension du narratif de l’autre. »

Lors d'une visite du site, en pleines vacances d'été, j'ai rencontré des jeunes arabophones qui venaient de déguster les produits de la journée, préparés dans le stage d’hébreu qui s'y déroule. Les instructeurs ont patiemment passé en revue avec eux les noms des ustensiles et des couverts, et il était évident qu'ils avaient déjà assimilé les noms des fruits en hébreu. Les pelouses luxuriantes, le château d'eau au centre du campus et l'architecture kibboutzique qui caractérise les bâtiments créent une atmosphère particulière : d'un côté, tout semble familier et nostalgique sous le soleil brûlant d'Israël, et de l'autre, la tranquillité y est incomparable. Quelques jours plus tôt, un cours de photographie commun pour adolescents juifs et arabes s'était terminé dans le même bâtiment, cours que Jinan Halabi coordonne depuis de nombreuses années. Elle raconte qu'au début, les relations entre les jeunes juifs et arabes étaient hésitantes, mais que de solides amitiés s'y sont rapidement nouées, « un schéma qui se répète chaque année », dit-elle. La méthode de travail du cours de photographie consiste à assigner des tâches communes, ce qui oblige les enfants à travailler ensemble. « Givat Haviva est un lieu qui préserve la raison au milieu d’une réalité insensée. C'est un lieu d'espoir, de lien, d'avenir », explique Halabi, qui s'investit également en gardant un contact permanent avec les diplômés des programmes de photographie, veillant ainsi à ce que la passion pour la photographie et la vie en commun ne s'effondre pas sous le poids de la vie en Israël.

« Les Enfants enseignent aux Enfants » est un programme les plus anciens, au long duquel les jeunes suivent une préparation séparément dans leurs écoles, puis se réunissent en séminaire à Givat Haviva. Zakaria Mahameed, au cœur du programme, explique que pour lui et pour nombre des jeunes qu'il accompagne, « Givat Haviva est un endroit où l'on se sent en sécurité. Mais dès que l'on franchit la porte, on a parfois le sentiment de ne plus reconnaître la société israélienne, où chaque camp s’isole et se ferme de plus en plus. Je suis également professeur d'éducation civique et je constate le changement dans les salles de classe. Bien sûr, il y a des moments de déprime, mais je ne travaille pas pour moi, j’agis pour mes enfants et mes élèves. Nous n'avons nulle part ailleurs où aller, c'est notre pays, il est donc important que nous trouvions des moyens d’y vivre ensemble. »

Une façon de s'intégrer est d'étudier l'hébreu pour les élèves arabes et l'arabe pour les élèves juifs. Un programme est en place à Givat Haviva, où des enseignants juifs vont dans les écoles arabes et enseignent l'hébreu aux élèves. « Être le seul enseignant juif dans une école arabe peut être très stressant », explique Sella. « Beaucoup d'entre eux ne parlent pas l'arabe, et certaines écoles sont situées à proximité de quartiers où des meurtres ont eu lieu. Pourtant, ce programme est très populaire, tant parmi les enseignants juifs qui demandent à s'inscrire que parmi les écoles arabes qui les invitent. Chaque enseignant juif est tenu d'être accompagné par un enseignant arabe de l'école, parfois même jusqu'à la voiture ou à l'extérieur du village. De belles amitiés se sont nouées entre enseignants juifs et arabes. Après le 7 octobre, nous pensions qu'il n'y avait aucune chance que des enseignants juifs retournent enseigner dans une communauté arabe. Nous avons donc été estomaqués lorsque, deux semaines seulement après le 7 octobre, les dizaines d'enseignants participant au programme, à l'exception d'une retraitée, ont repris le travail et continuent de le faire aujourd'hui. C'était l'une des seules choses qui me donnaient de l'espoir à l'époque.

 Ne tirez sur personne.

Après le 7 octobre, le campus de Givat Haviva a accueilli de sa propre initiative plus de 300 personnes évacuées de Sderot, Netivot, Ofakim et Ashkelon. Parmi elles, des gardiens de prison, des gardes et d'autres professionnels avec un permis de port d’arme. Parallèlement, de nombreux Arabes se trouvaient à Givat Haviva et parlaient arabe. Sella a soudain réalisé : « Je suis devant une cocotte-minute. D'un côté, 300 personnes évacuées présentant divers niveaux de stress post-traumatique. De l'autre, de nombreux Arabes de tous âges. » Pour apaiser les tensions, elle a invité tous les présents à Givat Haviva à une discussion commune. Elle leur a présenté le lieu et ses activités, expliquant que parfois, des situations inhabituelles s'y produisaient, mais relevaient en réalité d'un acte éducatif – par exemple, deux personnes se disputant en arabe. Elle leur a demandé de ne pas tirer sur qui que ce soit. « Nous sommes sortis de ces mois d'accueil sans le moindre incident judéo-arabe, et avec de nombreuses et magnifiques scènes d'enfants juifs religieux, évacués du sud, jouant au football avec des enfants arabes de la région. »

« Nous avons les mains dans le cambouis », explique Sella, ce qui signifie qu'à Givat Haviva, on ne se lance pas dans des campagnes, analyses ou discussions politiques, mais dans une éducation à la Sisyphe, quotidienne, exigeante et pas toujours gratifiante, même dans des secteurs difficiles de la société israélienne – les communautés arabes où la criminalité est en hausse ou les communautés juives durement frappées. On ne laisse aucune population de côté et on propose notre assistance dans tout le pays.

Un cours de photographie à Givat Haviva. « La religiosité dans le système éducatif suscite la colère des laïcs, mais l'éducation ne peut pas se contenter de s'y opposer. Nous devons combler ce vide. »

Sella a appris cette méthode d’approche systématique et directe des profondeurs de la société dans un lieu surprenant. L'une des longues enquêtes qu'elle a menées en tant que journaliste de télévision était un documentaire sur la « jeunesse des collines » (NDT : jeunes colons religieux extrémistes en Cisjordanie). Dans le cadre de cette enquête, elle a passé de longs mois avec les jeunes des collines et les dirigeants des colons. « J’ai passé de nombreuses heures avec Itamar Ben Gvir et Bentzi Gopstein », raconte-t-elle. « Rares sont ceux qui, dans la société israélienne libérale, les connaissent aussi bien que moi, ainsi que la géographie des collines. Ce que j'ai vu là-bas et ce que j'ai appris d'eux, c'est un travail systématique à long terme, qui implique un investissement important dans la construction d'un leadership par l'action. Ils ont peut-être bâti un leadership malsain, mais ils savent travailler avec les jeunes et les rallier à leur cause. Le chef de cabinet de Ben Gvir, par exemple, était un de ses stagiaires au sein du Mouvement des Jeunes des Collines. De son point de vue, cela valait la peine d'y investir deux décennies. Si nous voulons voir des officiers dans l'armée israélienne qui ne cherchent pas à « anéantir » la population palestinienne, qui ne se comportent pas comme certains officiers le font aujourd'hui à Gaza, qui ne se livrent pas à des guerres de religion, mais uniquement à des guerres pour maintenir la sécurité d'Israël, nous devons commencer par l'éducation. Il n'existe pas de raccourci possible ».

Quel type de contenu idéologique les colons transmettent-ils par l'éducation ?

«Ils se considèrent comme des pionniers au Far West. Si on combine la foi, l’enthousiasme, le racisme, la haine, la violence et, surtout, des leaders charismatiques et déterminés, on obtient un mouvement de jeunesse doté d'un sentiment de pouvoir illimité. Ils disent aux jeunes : "Vous êtes la Loi, c’est vous qui décidez, il n'y a que la Terre, vous et Dieu." C'est très fort. De plus, ils reçoivent un simulacre d’éducation formelle dans des ateliers de préparation hors sol, qui enseignent la foi et le sacrifice. Ils le font depuis 20 ans et, ces dernières années, ils en récoltent les fruits en termes de pouvoir. 

« Nous devons dénoncer l'éducation messianique extrême des colons et, parallèlement, apprendre de leurs méthodes de travail », poursuit Sella, « car dès le début, ils ont appris de nous. Ils ont pris le mouvement sioniste ouvrier comme modèle, copié les méthodes, la passion, l'éthique du groupe fondateur des kibboutzim et le désir d'être une élite au service des autres, et y ont introduit des valeurs tordues.

Ayant grandi à Hashomer Hatzair, j'en ai vu comme un reflet malade chez les jeunes des collines. C'est le même cadre, mais avec des valeurs dévoyées. Je viens de voir la vidéo d'une bagarre entre des jeunes juifs de Jérusalem et des ouvriers arabes au Cinema City de Jérusalem. Les jeunes juifs criaient « Mort aux Arabes ! » – ce qui résulte de l'absence totale de limites. Au lieu d’enseigner comment se comporter, le système éducatif public s’est imprégné de l'éducation des colons. Cette « élite » est instrumentalisée pour réussir à corrompre la colonne vertébrale morale d'Israël depuis l’intérieur de la Ligne verte. »

Comment ont-ils réussi à instiller leur idéologie dans la jeunesse ?

« Les politiciens qui sont censés nous représenter ont commis une série d’erreurs politiques. Tout d’abord, depuis le Meretz, aucun parti libéral-démocrate ne s’est battu pour le portefeuille de l’Éducation. Les partis nationalistes religieux se sont battus pour ce portefeuille, l’un des plus importants du gouvernement, doté d’un budget de 70 milliards de shekels (18 milliards d’Euros). C’est ainsi que l’éducation publique ordinaire a été confiée à des forces qui y ont introduit un contenu religieux, antidémocratique, antiscientifique et anti-égalité. On le voit sur chaque carte affichée dans chaque salle de classe : la Ligne verte et les territoires de Cisjordanie n’y sont pas indiqués. Un enfant assis dans une école publique du centre de Tel-Aviv qui regarde cette carte pense qu’il peut se rendre à Ramallah en scooter. »

Quelle contre-mesure peut-on prendre quand on est des libéraux pacifistes ?

Pour l'instant, il n'y a vraiment aucune réponse à cela. La religiosité du système éducatif suscite la colère des laïcs. C'est un combat important, c'est clair, mais nous devons y ajouter des principes positifs. Pas seulement "ce qu’il ne faut pas", mais aussi "ce qu’il faut". L'éducation ne peut pas être une simple contre-mesure ; nous devons combler le vide et nous ne pouvons pas compter uniquement sur les parents pour y parvenir. Le camp de la démocratie estime que, globalement, il est nécessaire de rappeler au public israélien son amour pour les gens et la démocratie. Donc ils investissent un million de shekels (250 000 Euros) dans une campagne qui proclame l'importance de la démocratie. Le problème, c'est que nous n'en sommes plus là. Pendant des années, « ils » ont infiltré notre système éducatif, en ont supprimé le contenu libéral, démocratique et égalitaire et y ont inséré un contenu moralement corrompu. Nos enfants n’en sont plus au point d’avoir simplement besoin d'un rappel, ils ont besoin d'une éducation complète, dès le plus jeune âge. Je comprends la valeur de l’analyse et du travail de campagne, je ne vais sûrement pas les dénigrer, mais je sais aussi que si nous n'investissons pas dans l'éducation et dans un travail de terrain approfondi, ce sera certainement une faillite à long terme. Nous avons perdu la conscience politique d'une génération complète, le désir d'engagement, la compréhension fondamentale de ce qu'est la démocratie et pourquoi l'égalité est essentielle à son maintien. Nous devons reconstruire un système éducatif qui formera les prochains dirigeants. On peut toujours faire campagne pour que les électeurs de Lapid « rentrent à la maison », pour les valeurs d'une démocratie égalitaire, mais nous devons aussi prendre soin de la matière première des citoyens. Et cette matière première, ce sont les enfants et les adolescents.

Comment y parvenir concrètement ? À quoi ressemble l’éducation pour une société partagée ?

Tout d'abord, se renseigner sur la composition de la société israélienne. Vous serez surpris de constater que beaucoup d'élèves en Israël sont totalement ignorants des différentes communautés. Ils ignorent qu'il y a aussi des citoyens musulmans, druzes et chrétiens en Israël, qu'il existe une différence entre un citoyen israélo-arabe et un Palestinien vivant dans les territoires, et ils en savent encore moins sur le statut spécial des résidents arabes de Jérusalem. Dans nos séminaires, un instructeur parle hébreu et un instructeur parle arabe, et les règles de dialogue sont strictes, dans un genre assez peu israélien. Il faut écouter l'autre partie et ne parler qu'à son tour. Tout au long de la journée, ils découvrent leurs différences et leurs ressemblances, et discutent de leurs intérêts communs. En fin de compte, nous sommes tous citoyens de l'État d'Israël et nous partageons le désir que tout aille bien ici. Par exemple, la protection de l'environnement est un intérêt commun. Ce sont des adolescents, donc ils partagent de nombreux centres d'intérêt : le football, la mode, la musique, etc. Cela prend très vite la forme d'un séminaire classique pour adolescents, où ils abordent des sujets divers, qui intéressent tous les jeunes de leur âge.

Comment neutraliser les pièges du racisme dans les rencontres communes ?

« Grâce à un espace éducatif protégé », explique Sella. Ce concept a été inventé par le psychanalyste américain Erik Erikson. Il estime que les adolescents doivent bénéficier d'un espace ouvert pour expérimenter, explorer des possibilités et jouer différents rôles sociaux, sans jugement ni critique, afin qu'ils puissent forger leur propre identité et préparer leur entrée dans la société à l'âge adulte. Sella décrit ainsi l’espace éducatif proposé : « Imaginez un espace sûr, entouré de limites souples, comme une salle de sport avec des matelas au sol et sur les murs. Vous vous y déplacez et vous vous sentez suffisamment en sécurité pour commettre des erreurs, car vous savez que vous ne vous blesserez pas. Même si vous atteignez le bord, cela ne vous fera pas de mal, mais vous ramènera simplement au centre de l'espace. C'est cet espace que vous êtes censé créer pour un enfant afin de rendre le processus éducatif possible. Il doit se sentir en sécurité pour dire quelque chose de « mal » sans encourir de graves conséquences. En revanche, il doit être ramené à l'espace convenu lorsqu'il atteint le bord. C'est ainsi que vous neutralisez les fondements du racisme. »

Il semble qu'en Israël, il existe un espace éducatif réservé aux Juifs. Si les Juifs peuvent dire des choses horribles sur les Arabes sans conséquence pour eux, les Arabes n'ont pas le droit de dire quoi que ce soit.

Je vais vous donner un exemple. Lors d'une réunion commune que nous avons eue peu après le 7 octobre, une jeune fille arabe a dit à une jeune fille juive quelque chose comme : "Bien sûr que je suis contre ce qui s'est passé le 7 octobre, mais il ne faut pas oublier qu'il y a une histoire d’avant, qu'il y a une occupation." Ce que la jeune fille juive a entendu, c'est que la jeune fille arabe était favorable à ce qui s'est passé le 7 octobre, et pour elle, cela signifiait qu'elle était favorable au meurtre, au viol et à l'enlèvement. Elle était complètement bouleversée. Il est important de comprendre qu'il existe aussi des différences de langue et d'approche qui compliquent les choses. Alors que les enfants juifs parlent généralement relativement librement et sont habitués à se disputer, les enfants arabes le sont moins.

Des jeunes juifs et arabes participent à une activité commune. « Les enfants juifs parlent relativement librement et sont habitués à discuter, tandis que les enfants arabes le sont moins. »

Et comment ça s’est passé ensuite ?

La jeune fille juive a appelé sa mère pour lui dire qu'il y avait des « partisans du terrorisme » ici et qu'elle devait venir la chercher immédiatement. La mère nous a appelés pour nous informer qu'elle allait porter plainte contre la jeune fille arabe et qu'elle était en route pour récupérer sa fille. Si elle avait porté plainte, il y avait un certain risque que la jeune fille arabe soit arrêtée, ainsi que peut-être sa famille et le personnel éducatif de l'école qu'elle fréquente. Il y a des précédents à une telle situation. Nous lui avons donc demandé de ne pas porter plainte avant de nous parler en personne. Lorsqu'elle est arrivée à Givat Haviva, sa fille avait déjà oublié toute l'histoire et ne voulait plus quitter le séminaire, car elle s'amusait bien. Nous avons dû rassurer la mère, qui a expliqué qu'elle souffrait d'un traumatisme post-traumatique et a donc réagi ainsi. Entre-temps, la famille de la jeune fille arabe est également arrivée à Givat Haviva suite à l'appel de sa fille et, selon le cliché, elle a apporté des plats délicieux pour tout le monde, et cette journée s’est terminée par un repas de fête, des accolades et une amitié courageuse entre les deux familles. Nous avons trouvé une solution en réfléchissant à un espace sûr. Les filles ont discuté un moment sans jugement et, en écoutant, ont pris les choses à cœur et sont redevenues des filles heureuses, comme elles devraient l'être. Depuis le 7 octobre, nous ressentons que les adolescentes sont à fleur de peau, tout comme les adultes qui les entourent, mais qu'ici, elles ont un espace pour digérer la situation et se rencontrer. »

Il est surprenant de découvrir que vous travailliez en étroite collaboration avec le ministère de l'Éducation. Qu'avez-vous appris de cette collaboration ?

Lorsqu'on parle d'éducation en Israël, un tableau triste se dessine immédiatement et on prétend qu'il n'y a aucune chance ni aucun espoir, mais à mon avis, c'est exactement le contraire : c'est le lieu où il y a le plus de chances et d'espoir. Rares sont les pays au monde qui possèdent un système éducatif aussi centralisé qu'Israël. Le ministère de l'Éducation emploie tous les enseignants, contrôle le matériel pédagogique et la quasi-totalité de la population envoie ses enfants dans des écoles publiques. C'est sans équivalent dans le monde. C'est donc un système relativement facile à réformer. Je connais personnellement de nombreux enseignants, écoles et fonctionnaires du ministère de l'Éducation formidables, animés d'un profond sens de la mission. 

Il existe un sentiment contraire : la centralisation est un outil de contrôle utilisé par le gouvernement pour imposer son programme nationaliste et religieux, ce qui ne va pas dans le sens d'une éducation libérale.

Il est vrai que la situation actuelle n'est pas idéale, mais on peut facilement renverser la vapeur. Ce qui est formidable dans l'éducation, c'est qu'elle est presque toujours réparable. Par exemple, on peut facilement améliorer le statut des enseignants, et notamment celui des enseignants arabes. Il suffit que le ministre de l'Éducation dise du bien des enseignants, les soutienne, insiste sur l'importance de la profession, et l'ambiance à leur égard changera immédiatement. Je rencontre des enseignants effrayés, fatigués, qui gagnent peu, qui se font crier dessus, qui passent inaperçus, mais qui, d'un autre côté, sont aussi ceux qui sont les plus satisfaits de leur travail. Ils aiment enseigner, sont passionnés par l'éducation et se soucient beaucoup de leurs élèves. Lorsqu'un enseignant éprouve de la satisfaction dans son travail, c'est une satisfaction incomparable à tout autre emploi. Je sais que de nos jours, tout semble terrible et décourageant, mais je peux vous assurer que la grande majorité des citoyens israéliens, enfants et adultes, aspirent à vivre en paix, à se sentir bien et avec un avenir différent. Je vois ici beaucoup de personnes issues de différents groupes sociaux, qui entendent chez elles des choses difficiles. Et puis, en quelques rencontres seulement, elles changent leur vision du monde et de l'Autre. Une belle vie ensemble est possible, je le constate tous les jours.

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