Juifs et Arabes affluent en nombre à Givat Haviva. Oui, même après le 7 octobre.
Michal Sella, qui dirige le campus, imagine ce qui
pourrait changer dans le pays, si seulement la Gauche était moins paresseuse et
voulait bien se salir les mains.
par Neta Ahitov, photographies de David Bakhar
Traduction/relecture : Frédérique Destephen
HaAretz, 23 juillet 2025
« La meilleure façon d'éduquer les enfants à la démocratie est de les éduquer à une société partagée », affirme Michal Sella. « Ce n'est pas un luxe ni une “jolie chose” que les enfants doivent traverser, mais un combat pour le droit à l'égalité en Israël. » Sella est la Directrice Générale de Givat Haviva, nom qui englobe un vaste campus regroupant de nombreuses institutions qui partagent la quête d'une vie commune entre Juifs et Arabes israéliens. Selon elle, « Le clivage le plus net en Israël se situe entre Juifs et Arabes. C'est donc dans cette relation que réside le moyen le plus sûr de changer la perception de la réalité. L'attitude envers l'autre communauté, que l'on soit juif ou arabe, est le meilleur indicateur de l’attitude envers la démocratie, l'égalité et l'État de droit. Si on considère que ce sont de citoyens égaux en droits, ce sont là les bases d'une pensée démocratique. On a le sentiment que, dans la société libérale israélienne, les gens ne comprennent pas complètement l'importance du système éducatif et la nécessité d'y investir. Il est vrai que c'est une activité difficile, longue et fastidieuse, et il est vrai aussi que cela semble un discours dépassé, pas très high-tech, mais c'est essentiel à la pérennité d'une vie libérale en Israël. » Le Centre judéo-arabe pour la Paix de Givat Haviva, fondé en 1949 par le mouvement Hashomer Hatzair, accueille chaque année environ 23 000 étudiants, un millier d'enseignants juifs et arabes et plusieurs milliers d'adultes. Ces derniers apprécient (le plaisir étant un élément important des activités à Givat Haviva) un contenu tourné vers la paix, qui aborde la possibilité d'une vie partagée et égalitaire. Ils n'évitent pas la dure réalité, mais s'efforcent de la transformer. Le lieu propose notamment des programmes uni-nationaux et des programmes conjoints pour Juifs et Arabes, des colonies de vacances, des cours, une école publique, des cours de football, des ateliers de photographie, d'art et de céramique, des conférences, un centre d'études arabes, un centre d'études hébraïques, une résidence d'artistes et un lycée international, où un tiers des élèves sont juifs, un tiers arabes et un tiers viennent du monde entier.
Sella est Directrice Générale de Givat Haviva depuis cinq
ans. Auparavant, elle dirigeait le département éducation de Hashomer Hatzair, elle
a travaillé comme journaliste et rédactrice pour la chaîne Channel 2. Elle a
également cofondé l'organisation à but non lucratif « Whistle »,
créée en 2016 pour dénoncer les mensonges et la démagogie du gouvernement et
des médias israéliens. Elle a également travaillé plusieurs années au New
Israel Fund et à la Knesset, où elle a été assistante parlementaire de l'ancienne
députée Michal Biran (Parti travailliste), puis a collaboré aux campagnes
d'Yitzhak Herzog et de Tzipi Livni, et a été assistante de recherche de Yoli
Tamir. C'est cette dernière qui l'a poussée à étudier les sciences politiques,
diplôme qu'elle a obtenu à Oxford, en Angleterre. À son retour de son master,
elle souhaitait travailler au gouvernement après le remplacement du cabinet
Netanyahou. En attendant, elle souhaitait avoir un impact sur la société
civile, domaine qui est rapidement devenu pour elle une passion
professionnelle. Elle a pris ses fonctions de DG de Givat Haviva en mars 2021,
juste avant les violents événements de mai 2021, qui ont vu des Juifs et des
Arabes israéliens se révolter à Jérusalem, Lod, Bat Yam, Haïfa et ailleurs.
Nombreux étaient ceux qui pensaient qu'après les événements et l'inquiétude
croissante, l'activité à Givat Haviva diminuerait, mais c'est exactement le
contraire qui s'est produit. Givat Haviva a reçu de plus en plus de demandes pour
bénéficier des différents programmes proposés par le centre, tant de la part de
particuliers que d'établissements scolaires. Même après le 7 octobre, le nombre
d'élèves est resté stable.
Lycéennes à Givat Haviva. « Après le 7 octobre, par peur, les étudiants arabes se taisaient. »
(Photo : Asia Ladzhinsky)
Les programmes de Givat Haviva sont dynamiques et
l’organisation adapte son contenu aux besoins de l’époque. Ainsi, aux premiers
jours de deuil, de douleur et de guerre, aucun groupe mixte n’a été créé entre
Juifs et Arabes, mais uniquement des groupes séparés. Sella explique que ce
sont les éducateurs eux-mêmes qui ont exprimé le besoin d’un tel dispositif et
que Givat Haviva a immédiatement répondu à leurs demandes. « Ils cherchaient
des moyens d’encourager les jeunes, effrayés et désorientés. En particulier les
jeunes Arabes, qui se taisaient par peur. Ils n’osaient pas dire un mot sur ce
qui se passait et éprouvaient un sentiment de persécution. Les enseignants
arabes du système éducatif juif ressentaient la même chose. Cela a conduit de
nombreux enseignants à nous contacter pour obtenir des conseils. Suite à ces
demandes, nous avons réalisé que nous devions sortir de notre zone de confort
et soutenir également les personnes de plus de 18 ans. Nous avons donc
développé un programme de leadership judéo-arabe axé sur la compréhension du narratif
de l’autre. »
Lors
d'une visite du site, en pleines vacances d'été, j'ai rencontré des jeunes
arabophones qui venaient de déguster les produits de la journée, préparés dans
le stage d’hébreu qui s'y déroule. Les instructeurs ont patiemment passé en
revue avec eux les noms des ustensiles et des couverts, et il était évident
qu'ils avaient déjà assimilé les noms des fruits en hébreu. Les pelouses
luxuriantes, le château d'eau au centre du campus et l'architecture
kibboutzique qui caractérise les bâtiments créent une atmosphère
particulière : d'un côté, tout semble familier et nostalgique sous le
soleil brûlant d'Israël, et de l'autre, la tranquillité y est incomparable.
Quelques jours plus tôt, un cours de photographie commun pour adolescents juifs
et arabes s'était terminé dans le même bâtiment, cours que Jinan Halabi
coordonne depuis de nombreuses années. Elle raconte qu'au début, les relations
entre les jeunes juifs et arabes étaient hésitantes, mais que de solides
amitiés s'y sont rapidement nouées, « un schéma qui se répète chaque
année », dit-elle. La méthode de travail du cours de photographie consiste
à assigner des tâches communes, ce qui oblige les enfants à travailler
ensemble. « Givat Haviva est un lieu qui préserve la raison au milieu d’une
réalité insensée. C'est un lieu d'espoir, de lien, d'avenir », explique
Halabi, qui s'investit également en gardant un contact permanent avec les
diplômés des programmes de photographie, veillant ainsi à ce que la passion
pour la photographie et la vie en commun ne s'effondre pas sous le poids de la
vie en Israël.
« Les Enfants enseignent aux Enfants » est un
programme les plus anciens, au long duquel les jeunes suivent une préparation séparément
dans leurs écoles, puis se réunissent en séminaire à Givat Haviva. Zakaria
Mahameed, au cœur du programme, explique que pour lui et pour nombre des jeunes
qu'il accompagne, « Givat Haviva est un endroit où l'on se sent en
sécurité. Mais dès que l'on franchit la porte, on a parfois le sentiment de ne
plus reconnaître la société israélienne, où chaque camp s’isole et se ferme de
plus en plus. Je suis également professeur d'éducation civique et je constate
le changement dans les salles de classe. Bien sûr, il y a des moments de déprime,
mais je ne travaille pas pour moi, j’agis pour mes enfants et mes élèves. Nous
n'avons nulle part ailleurs où aller, c'est notre pays, il est donc important
que nous trouvions des moyens d’y vivre ensemble. »
Une
façon de s'intégrer est d'étudier l'hébreu pour les élèves arabes et l'arabe
pour les élèves juifs. Un programme est en place à Givat Haviva, où des
enseignants juifs vont dans les écoles arabes et enseignent l'hébreu aux
élèves. « Être le seul enseignant juif dans une école arabe peut être très
stressant », explique Sella. « Beaucoup d'entre eux ne parlent pas
l'arabe, et certaines écoles sont situées à proximité de quartiers où des
meurtres ont eu lieu. Pourtant, ce programme est très populaire, tant parmi les
enseignants juifs qui demandent à s'inscrire que parmi les écoles arabes qui
les invitent. Chaque enseignant juif est tenu d'être accompagné par un
enseignant arabe de l'école, parfois même jusqu'à la voiture ou à l'extérieur
du village. De belles amitiés se sont nouées entre enseignants juifs et arabes.
Après le 7 octobre, nous pensions qu'il n'y avait aucune chance que des
enseignants juifs retournent enseigner dans une communauté arabe. Nous avons
donc été estomaqués lorsque, deux semaines seulement après le 7 octobre, les
dizaines d'enseignants participant au programme, à l'exception d'une retraitée,
ont repris le travail et continuent de le faire aujourd'hui. C'était l'une des
seules choses qui me donnaient de l'espoir à l'époque.
Après
le 7 octobre, le campus de Givat Haviva a accueilli de sa propre initiative plus
de 300 personnes évacuées de Sderot, Netivot, Ofakim et Ashkelon. Parmi elles,
des gardiens de prison, des gardes et d'autres professionnels avec un permis de
port d’arme. Parallèlement, de nombreux Arabes se trouvaient à Givat Haviva et
parlaient arabe. Sella a soudain réalisé : « Je suis devant une cocotte-minute.
D'un côté, 300 personnes évacuées présentant divers niveaux de stress
post-traumatique. De l'autre, de nombreux Arabes de tous âges. » Pour
apaiser les tensions, elle a invité tous les présents à Givat Haviva à une
discussion commune. Elle leur a présenté le lieu et ses activités, expliquant
que parfois, des situations inhabituelles s'y produisaient, mais relevaient en
réalité d'un acte éducatif – par exemple, deux personnes se disputant en arabe.
Elle leur a demandé de ne pas tirer sur qui que ce soit. « Nous sommes
sortis de ces mois d'accueil sans le moindre incident judéo-arabe, et avec de
nombreuses et magnifiques scènes d'enfants juifs religieux, évacués du sud,
jouant au football avec des enfants arabes de la région. »
« Nous avons les mains dans le cambouis »,
explique Sella, ce qui signifie qu'à Givat Haviva, on ne se lance pas dans des
campagnes, analyses ou discussions politiques, mais dans une éducation à la
Sisyphe, quotidienne, exigeante et pas toujours gratifiante, même dans des
secteurs difficiles de la société israélienne – les communautés arabes où la
criminalité est en hausse ou les communautés juives durement frappées. On ne
laisse aucune population de côté et on propose notre assistance dans tout le
pays.
Un cours de photographie à Givat Haviva. « La
religiosité dans le système éducatif suscite la colère des laïcs, mais
l'éducation ne peut pas se contenter de s'y opposer. Nous devons combler ce
vide. »
Sella a appris cette méthode d’approche systématique et
directe des profondeurs de la société dans un lieu surprenant. L'une des
longues enquêtes qu'elle a menées en tant que journaliste de télévision était
un documentaire sur la « jeunesse des collines » (NDT : jeunes
colons religieux extrémistes en Cisjordanie). Dans le cadre de cette
enquête, elle a passé de longs mois avec les jeunes des collines et les
dirigeants des colons. « J’ai passé de nombreuses heures avec Itamar Ben Gvir
et Bentzi Gopstein », raconte-t-elle. « Rares sont ceux qui, dans la société
israélienne libérale, les connaissent aussi bien que moi, ainsi que la
géographie des collines. Ce que j'ai vu là-bas et ce que j'ai appris d'eux,
c'est un travail systématique à long terme, qui implique un investissement
important dans la construction d'un leadership par l'action. Ils ont peut-être
bâti un leadership malsain, mais ils savent travailler avec les jeunes et les
rallier à leur cause. Le chef de cabinet de Ben Gvir, par exemple, était un de ses
stagiaires au sein du Mouvement des Jeunes des Collines. De son point de vue,
cela valait la peine d'y investir deux décennies. Si nous voulons voir des
officiers dans l'armée israélienne qui ne cherchent pas à
« anéantir » la population palestinienne, qui ne se comportent pas
comme certains officiers le font aujourd'hui à Gaza, qui ne se livrent pas à
des guerres de religion, mais uniquement à des guerres pour maintenir la
sécurité d'Israël, nous devons commencer par l'éducation. Il n'existe pas de
raccourci possible ».
Quel type de contenu idéologique les colons
transmettent-ils par l'éducation ?
«Ils se considèrent comme des pionniers au Far West.
Si on combine la foi, l’enthousiasme, le racisme, la haine, la violence et,
surtout, des leaders charismatiques et déterminés, on obtient un mouvement de
jeunesse doté d'un sentiment de pouvoir illimité. Ils disent aux jeunes :
"Vous êtes la Loi, c’est vous qui décidez, il n'y a que la Terre, vous et
Dieu." C'est très fort. De plus, ils reçoivent un simulacre d’éducation
formelle dans des ateliers de préparation hors sol, qui enseignent la foi et le
sacrifice. Ils le font depuis 20 ans et, ces dernières années, ils en récoltent
les fruits en termes de pouvoir.
«
Nous devons dénoncer l'éducation messianique extrême des colons et,
parallèlement, apprendre de leurs méthodes de travail », poursuit Sella, « car
dès le début, ils ont appris de nous. Ils ont pris le mouvement sioniste ouvrier
comme modèle, copié les méthodes, la passion, l'éthique du groupe fondateur des
kibboutzim et le désir d'être une élite au service des autres, et y ont
introduit des valeurs tordues.
Ayant grandi à Hashomer Hatzair, j'en ai vu comme un reflet
malade chez les jeunes des collines. C'est le même cadre, mais avec des valeurs
dévoyées. Je viens de voir la vidéo d'une bagarre entre des jeunes juifs de
Jérusalem et des ouvriers arabes au Cinema City de Jérusalem. Les jeunes juifs
criaient « Mort aux Arabes ! » – ce qui résulte de l'absence totale de limites.
Au lieu d’enseigner comment se comporter, le système éducatif public s’est imprégné
de l'éducation des colons. Cette « élite » est instrumentalisée pour
réussir à corrompre la colonne vertébrale morale d'Israël depuis l’intérieur de
la Ligne verte. »
Comment ont-ils réussi à instiller leur idéologie dans la
jeunesse ?
« Les
politiciens qui sont censés nous représenter ont commis une série d’erreurs
politiques. Tout d’abord, depuis le Meretz, aucun parti libéral-démocrate ne
s’est battu pour le portefeuille de l’Éducation. Les partis nationalistes
religieux se sont battus pour ce portefeuille, l’un des plus importants du
gouvernement, doté d’un budget de 70 milliards de shekels (18 milliards
d’Euros). C’est ainsi que l’éducation publique ordinaire a été confiée à
des forces qui y ont introduit un contenu religieux, antidémocratique,
antiscientifique et anti-égalité. On le voit sur chaque carte affichée
dans chaque salle de classe : la Ligne verte et les territoires de
Cisjordanie n’y sont pas indiqués. Un enfant assis dans une école publique du
centre de Tel-Aviv qui regarde cette carte pense qu’il peut se rendre à
Ramallah en scooter. »
Quelle contre-mesure peut-on prendre quand on est des libéraux pacifistes ?
Pour l'instant, il n'y a vraiment aucune réponse à cela. La
religiosité du système éducatif suscite la colère des laïcs. C'est un combat
important, c'est clair, mais nous devons y ajouter des principes positifs. Pas
seulement "ce qu’il ne faut pas", mais aussi "ce qu’il faut".
L'éducation ne peut pas être une simple contre-mesure ; nous devons
combler le vide et nous ne pouvons pas compter uniquement sur les parents pour
y parvenir. Le camp de la démocratie estime que, globalement, il est nécessaire
de rappeler au public israélien son amour pour les gens et la démocratie. Donc
ils investissent un million de shekels (250 000 Euros) dans une campagne
qui proclame l'importance de la démocratie. Le problème, c'est que nous n'en
sommes plus là. Pendant des années, « ils » ont infiltré notre
système éducatif, en ont supprimé le contenu libéral, démocratique et
égalitaire et y ont inséré un contenu moralement corrompu. Nos enfants n’en
sont plus au point d’avoir simplement besoin d'un rappel, ils ont besoin d'une
éducation complète, dès le plus jeune âge. Je comprends la valeur de l’analyse
et du travail de campagne, je ne vais sûrement pas les dénigrer, mais je sais
aussi que si nous n'investissons pas dans l'éducation et dans un travail de
terrain approfondi, ce sera certainement une faillite à long terme. Nous avons
perdu la conscience politique d'une génération complète, le désir d'engagement,
la compréhension fondamentale de ce qu'est la démocratie et pourquoi l'égalité
est essentielle à son maintien. Nous devons reconstruire un système éducatif
qui formera les prochains dirigeants. On peut toujours faire campagne pour que
les électeurs de Lapid « rentrent à la maison », pour les valeurs d'une
démocratie égalitaire, mais nous devons aussi prendre soin de la matière
première des citoyens. Et cette matière première, ce sont les enfants et les
adolescents.
Comment y parvenir concrètement ? À quoi ressemble
l’éducation pour une société partagée ?
Tout d'abord, se renseigner sur la composition de la société
israélienne. Vous
serez surpris de constater que beaucoup d'élèves en Israël sont totalement
ignorants des différentes communautés. Ils ignorent qu'il y a aussi des
citoyens musulmans, druzes et chrétiens en Israël, qu'il existe une différence
entre un citoyen israélo-arabe et un Palestinien vivant dans les territoires,
et ils en savent encore moins sur le statut spécial des résidents arabes de
Jérusalem. Dans nos séminaires, un instructeur parle hébreu et un
instructeur parle arabe, et les règles de dialogue sont strictes, dans un genre
assez peu israélien. Il faut écouter l'autre partie et ne parler qu'à son tour.
Tout au long de la journée, ils découvrent leurs différences et leurs ressemblances,
et discutent de leurs intérêts communs. En fin de compte, nous sommes tous
citoyens de l'État d'Israël et nous partageons le désir que tout aille bien
ici. Par exemple, la protection de l'environnement est un intérêt commun. Ce
sont des adolescents, donc ils partagent de nombreux centres d'intérêt : le
football, la mode, la musique, etc. Cela prend très vite la forme d'un
séminaire classique pour adolescents, où ils abordent des sujets divers, qui intéressent
tous les jeunes de leur âge.
Comment neutraliser les pièges du racisme dans les
rencontres communes ?
« Grâce à un espace éducatif protégé », explique
Sella. Ce concept a été inventé par le psychanalyste américain Erik Erikson. Il
estime que les adolescents doivent bénéficier d'un espace ouvert pour
expérimenter, explorer des possibilités et jouer différents rôles sociaux, sans
jugement ni critique, afin qu'ils puissent forger leur propre identité et
préparer leur entrée dans la société à l'âge adulte. Sella décrit ainsi l’espace
éducatif proposé : « Imaginez un espace sûr, entouré de limites
souples, comme une salle de sport avec des matelas au sol et sur les murs. Vous
vous y déplacez et vous vous sentez suffisamment en sécurité pour commettre des
erreurs, car vous savez que vous ne vous blesserez pas. Même si vous atteignez le
bord, cela ne vous fera pas de mal, mais vous ramènera simplement au centre de
l'espace. C'est cet espace que vous êtes censé créer pour un enfant afin de
rendre le processus éducatif possible. Il doit se sentir en sécurité pour dire
quelque chose de « mal » sans encourir de graves conséquences. En
revanche, il doit être ramené à l'espace convenu lorsqu'il atteint le bord.
C'est ainsi que vous neutralisez les fondements du racisme. »
Il semble qu'en Israël, il existe un espace éducatif
réservé aux Juifs. Si les Juifs peuvent dire des choses horribles sur les
Arabes sans conséquence pour eux, les Arabes n'ont pas le droit de dire quoi
que ce soit.
Je vais vous donner un exemple. Lors d'une réunion
commune que nous avons eue peu après le 7 octobre, une jeune fille arabe a dit
à une jeune fille juive quelque chose comme : "Bien sûr que je suis contre
ce qui s'est passé le 7 octobre, mais il ne faut pas oublier qu'il y a une
histoire d’avant, qu'il y a une occupation." Ce que la jeune fille juive a
entendu, c'est que la jeune fille arabe était favorable à ce qui s'est passé le
7 octobre, et pour elle, cela signifiait qu'elle était favorable au meurtre, au
viol et à l'enlèvement. Elle était complètement bouleversée. Il est important
de comprendre qu'il existe aussi des différences de langue et d'approche qui
compliquent les choses. Alors que les enfants juifs parlent généralement
relativement librement et sont habitués à se disputer, les enfants arabes le
sont moins.
Des jeunes juifs et arabes participent à une activité
commune. « Les enfants juifs parlent relativement librement et sont
habitués à discuter, tandis que les enfants arabes le sont moins. »
Et comment ça s’est passé ensuite ?
La jeune fille juive a appelé sa mère pour lui dire qu'il y
avait des « partisans du terrorisme » ici et qu'elle devait venir la
chercher immédiatement. La mère nous a appelés pour nous informer qu'elle
allait porter plainte contre la jeune fille arabe et qu'elle était en route
pour récupérer sa fille. Si elle avait porté plainte, il y avait un certain risque
que la jeune fille arabe soit arrêtée, ainsi que peut-être sa famille et le
personnel éducatif de l'école qu'elle fréquente. Il y a des précédents à une
telle situation. Nous lui avons donc demandé de ne pas porter plainte avant de
nous parler en personne. Lorsqu'elle est arrivée à Givat Haviva, sa fille avait
déjà oublié toute l'histoire et ne voulait plus quitter le séminaire, car elle
s'amusait bien. Nous avons dû rassurer la mère, qui a expliqué qu'elle
souffrait d'un traumatisme post-traumatique et a donc réagi ainsi. Entre-temps,
la famille de la jeune fille arabe est également arrivée à Givat Haviva suite à
l'appel de sa fille et, selon le cliché, elle a apporté des plats délicieux pour
tout le monde, et cette journée s’est terminée par un repas de fête, des
accolades et une amitié courageuse entre les deux familles. Nous avons trouvé
une solution en réfléchissant à un espace sûr. Les filles ont discuté un moment
sans jugement et, en écoutant, ont pris les choses à cœur et sont redevenues
des filles heureuses, comme elles devraient l'être. Depuis le 7 octobre, nous ressentons que les
adolescentes sont à fleur de peau, tout comme les adultes qui les entourent,
mais qu'ici, elles ont un espace pour digérer la situation et se rencontrer. »
Il est surprenant de découvrir que vous travailliez en
étroite collaboration avec le ministère de l'Éducation. Qu'avez-vous appris de
cette collaboration ?
Lorsqu'on parle d'éducation en Israël, un tableau triste se dessine immédiatement et on prétend qu'il n'y a aucune chance ni aucun espoir, mais à mon avis, c'est exactement le contraire : c'est le lieu où il y a le plus de chances et d'espoir. Rares sont les pays au monde qui possèdent un système éducatif aussi centralisé qu'Israël. Le ministère de l'Éducation emploie tous les enseignants, contrôle le matériel pédagogique et la quasi-totalité de la population envoie ses enfants dans des écoles publiques. C'est sans équivalent dans le monde. C'est donc un système relativement facile à réformer. Je connais personnellement de nombreux enseignants, écoles et fonctionnaires du ministère de l'Éducation formidables, animés d'un profond sens de la mission.
Il existe un sentiment contraire : la centralisation
est un outil de contrôle utilisé par le gouvernement pour imposer son programme
nationaliste et religieux, ce qui ne va pas dans le sens d'une éducation
libérale.
Il est vrai que la situation actuelle n'est pas
idéale, mais on peut facilement renverser la vapeur. Ce qui est formidable dans
l'éducation, c'est qu'elle est presque toujours réparable. Par exemple, on peut
facilement améliorer le statut des enseignants, et notamment celui des
enseignants arabes. Il suffit que le ministre de l'Éducation dise du bien des
enseignants, les soutienne, insiste sur l'importance de la profession, et
l'ambiance à leur égard changera immédiatement. Je rencontre des enseignants effrayés,
fatigués, qui gagnent peu, qui se font crier dessus, qui passent inaperçus,
mais qui, d'un autre côté, sont aussi ceux qui sont les plus satisfaits de leur
travail. Ils aiment enseigner, sont passionnés par l'éducation et se soucient
beaucoup de leurs élèves. Lorsqu'un enseignant éprouve de la satisfaction dans
son travail, c'est une satisfaction incomparable à tout autre emploi. Je sais
que de nos jours, tout semble terrible et décourageant, mais je peux vous
assurer que la grande majorité des citoyens israéliens, enfants et adultes,
aspirent à vivre en paix, à se sentir bien et avec un avenir différent. Je vois
ici beaucoup de personnes issues de différents groupes sociaux, qui entendent chez
elles des choses difficiles. Et puis, en quelques rencontres seulement, elles
changent leur vision du monde et de l'Autre. Une belle vie ensemble est
possible, je le constate tous les jours.
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