UNE AMITIE COURAGEUSE ET EXIGEANTE

 

Une amitié courageuse : 

Tohar et Muhammad font de la coexistence

d'après Yifat Erlich (Israel HaYom)

« Au final, les belles amitiés dans leur simplicité sont plus fortes que tout. »

Elle s’est sentie offensée quand il a partagé un post virulent contre Israël au plus fort des combats à Gaza • Il a trouvé en elle une écoute attentive, car elle pouvait s’identifier à ses difficultés avec sa propre famille conservatrice • Ensemble, ils ont étudié l’Holocauste et les attaques terroristes de l’Intifada • Tohar Shalem, une juive orthodoxe de Katzrin (sur le Golan), et Muhammad Jayousi, un Palestinien musulman de Jérusalem-Est, étudient dans le programme international de leadership au GHIS, sur le campus de Givat Haviva, et prouvent que la coexistence ici est possible, malgré toutes les controverses.

 


Muhammad et Tohar à Jérusalem

Muhammad Jayousi est une star. Alors qu’il marche le long des chemins du Campus de Givat Haviva, près du kibboutz Maanit et de Wadi Ara, de nombreux regards admiratifs se tournent vers lui. Pour la cérémonie de remise des diplômes du programme de leadership, il a la mise impeccable, avec un nœud papillon et un costume sur mesure, contraste intéressant avec les boucles sauvages sur sa tête.

 Tohar Shalem est elle aussi une star. Elle est rayonnante et heureuse, mais on sent aussi une tension considérable sur son visage. Pour la cérémonie, elle porte une longue robe à fleurs, qui contraste avec les robes courtes de ses camarades de classe.

Muhammad (18 ans) a grandi dans une famille musulmane religieuse dans le village d’Issawiya à Jérusalem-Est. Tohar (18 ans) a grandi dans une famille juive religieuse à Katzrin, sur le plateau du Golan. Ils ont tous deux ont terminé le programme de leadership de la Givat Haviva International School (GHIS) à Givat Haviva. Dans le contexte de tensions et de manifestations de haine qui sont apparues depuis l’opération Guardian of the Walls à Gaza, l’amitié qui s’est forgée entre les deux pendant les deux ans où ils ont étudié ensemble est un cas intéressant. Il y a quelques mois, Muhammad et Tohar ont profité d’un jour de congé scolaire pour visiter ensemble la Vieille Ville de Jérusalem. En plus de se promener dans les ruelles et de manger du hoummous, le voyage comprenait également une visite au Mont du Temple/ Esplanade des Mosquées. L’ascension inhabituelle d’un garçon musulman et d’une fille juive sur ce site de tensions, qui plus tard en est devenu l’épicentre, les a vus ensemble faire des selfies souriants. 

 


Mais maintenant, juste avant la cérémonie de remise des diplôme, Tohar refuse de se faire photographier avec Muhammad, de même avec un étudiant allemand portant un keffiyeh autour de son cou. « Ces jours-ci, juste après la fin de cette guerre, je ne serai pas photographiée à côté de quelqu’un avec un keffiyeh », explique-t-elle tranquillement mais fermement. Quand j’essaie de savoir quel est le problème entre elle et Muhammad - elle reste résolument évasive.

 Avec ses trois colocataires, deux Juives de Tel Aviv et Maagan Michael et une Arabe israélienne, elle est prête à être photographiée. Les quatre se tiennent ensemble devant le foyer des élèves avec une pancarte manuscrite sur laquelle tout le monde s’accorde : « À Gaza et à Sderot, les filles veulent vivre. »

  « En fin de compte, nous nous parlons et nous nous comprenons toujours. » 

Les jours de bombardements à Gaza, les missiles que le Hamas a tirés sur Israël et les émeutes qui ont eu lieu dans différentes villes du pays ont provoqué beaucoup de tensions au sein de GHIS. Il y a eu des disputes, des cris et des larmes, mais dans ce tourbillon, élèves juifs et arabes ont continué à s’asseoir ensemble autour des repas et à dormir dans les mêmes dortoirs.

Le Lycée GHIS, destiné aux élèves de Première et Terminale, a été fondé il y a trois ans par Nurit Gery, Directrice du Centre international de Givat Haviva, et Yuval Dvir, directeur du lycée. Chaque année, environ 50 élèves y étudient, dont la moitié sont israéliens, à égalité Juifs et Arabes. Le reste vient du monde entier : États-Unis, Allemagne et Australie, pays du tiers monde en Afrique, comme le Libéria et le Soudan… L’école, financée par des donateurs privés, a été créée pour former de jeunes leaders qui feront la promotion d’une société égalitaire et solidaire en Israël, au Moyen-Orient et dans le monde. Les étudiants vivent ensemble en internat, en route vers un baccalauréat international IB, prestigieux diplôme d’études secondaires pour espérer continuer à étudier dans des grandes universités. 

Muhammad a grandi à Issawiya sur les pentes du mont Scopus. À l’âge de cinq ans, sa mère est partie et il a été envoyé chez sa grand-mère qui l’a élevé. Jusqu’à la Seconde, il a étudié à l’école publique palestinienne de son quartier.

« Il n’y avait pas d’esprit d’apprentissage sérieux là-bas. Mes amis parlaient beaucoup de boulot et d’argent, et moins de progrès scolaires. Au lycée, beaucoup de mes camarades avaient déjà fait des aller-retours en prison après des jets de pierres ou d’autres actes de violence. J’ai réalisé que je vivais en vase clos, dans un endroit où tout le monde pense la même chose, et que je n’irais pas loin dans un tel environnement. J’ai décidé de chercher une structure différente.

 Au début, il a cherché des écoles à Jérusalem-Est, mais un ami l’a ensuite tagué sur un post Facebook à propos du programme du GHIS. « Quand je l’ai lu, j’ai pensé que ce n’était pas vrai. Qu’il ne pouvait pas exister une telle école, où les Juifs et les Arabes et les jeunes du monde entier étudient ensemble. Le premier appel téléphonique que j’ai fait, c’était pour vérifier que la publicité était réelle et qu’ils n’essayaient pas de me duper. Les examens d’entrée de l’école, ainsi que les études elles-mêmes, se déroulent en anglais, et Muhammad a travaillé dur, raconte-t-il, pour améliorer ses compétences linguistiques. « J’ai étudié toute la journée sur internet, grâce à des logiciels libres. Il passe également l’entrevue en anglais, puisque son niveau d’hébreu est faible.

Il a abordé les examens avec appréhension. « Seule une de mes tantes savait, et ce n’est que quand j’ai reçu une réponse positive que je l’ai dit au reste de la famille. Ce n’était pas facile. L’éducation que j’ai reçue est musulmane, entre garçons, et tout à coup je vais dans un internat avec des étudiants des deux sexes, du monde entier et dans un cadre non religieux. La famille a eu peur que je rompe avec la tradition et la communauté.

 « En peu de temps, ils ont réalisé que grâce à mes études, je suis beaucoup plus confiant et capable d’exprimer beaucoup mieux ma position. Je ne suis pas venu au GHIS pour changer d’identité, mais pour avoir la possibilité d’étudier éventuellement à l’étranger, ainsi que de me connaître moi-même.

« J’ai rencontré des gens ici avec qui je n’ai même pas en rêve espéré vivre. J’ai appris beaucoup de choses nouvelles sur les Israéliens. L’histoire juive, et surtout l’Holocauste. J’ai aussi étudié le conflit israélo-palestinien, et j’ai encore beaucoup à apprendre. J’espère être accepté dans une université prestigieuse à l’étranger et étudier l’écologie. Je veux un jour devenir Ministre de l’Environnement . Je ressens un sentiment d’appartenance et l’envie de servir, d’influencer toutes les populations.

Te définis-tu comme israélien ou palestinien ? 

Je dis toujours que je viens de Jérusalem. C’est mon identité. J’ai des membres de ma famille à la fois en Israël et en Palestine, je ne veux pas choisir. Je suis en faveur d’un État binational, dans lequel les Arabes et les Juifs vivront ensemble. Je crois en la coexistence parce que nous n’avons pas d’autre choix.

 Les jours de combats à Gaza et d’émeutes dans les villes mixtes ont été difficiles pour Muhammad. 

« J’étais très inquiet pour ma famille et mes amis. Il y avait beaucoup de désinformation qui a réussi à dérouter tout le monde. Certains de mes amis à Issawiya ont rompu  avec moi après que je leur ai expliqué que la réalité n’est pas en noir et blanc et que nous devrions être attentifs aux propositions différentes. C’était une période difficile, avec le sentiment que les nouvelles étaient accaparées par un jeu de reproches mutuels et la question de savoir qui a raison et qui a tort, au lieu d’essayer de trouver des solutions.

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Tohar a également appris l’existence du lycée de Givat Haviva via les réseaux sociaux. « J’ai vu une annonce sur Instagram et le programme me semblaient très intéressant. La possibilité d’étudier pendant deuxannées avec des jeunes de partout dans le monde, ainsi que des jeunes israéliens de divers horizons, a attiré mon attention. C’était intéressant et enrichissant.

 « L’école que j’ai fréquentée à Katzrin a été un endroit plein de sens pour moi, où j’ai grandi, et j’ai rejoint le programme du GHIS avec le sentiment d’avoir une mission : d’une part, le désir de représenter la société nationale-religieuse dont je suis originaire, et d’autre part, un grand désir d’apprendre des autres et me développer.

 Son enthousiasme s’est calmé immédiatement lors du premier Shabbat à Givat Haviva. « Les activités ici ne convenaient pas à quelqu’un qui observe le Shabbat. Le kiddush a été lu sur un téléphone portable, et, bien sûr, il est clair qu’il n’y avait pas de prière organisée puisqu’il n’y avait pas de synagogue sur place. C’était étrange de voir tout le monde vêtu de vêtements de tous les jours, venir dîner à la salle à manger pendant quelques minutes et continuer comme pour une journée normale. Le soir même, l’activité s’est concentrée autour d’un feu de camp.

« Je suis tombée de haut, et je me suis éloignée de tout le monde. Le manque de connaissances de base sur le judaïsme m’a stupéfaite. J’ai été personnellement blessée par cela. Je ne comprenais pas comment une société qui se considère libérale, attentionnée et ouverte à la « différence » pouvait se priver de connaissances sur une question aussi importante que la religion. Par frustration, j’ai décidé de ne pas rester au lycée les week-ends.

Mais alors le CoVid est arrivé et a forcé Tohar, comme tous les élèves, à rester longtemps à l’internat - y compris le samedi. « J’ai réalisé que si je voulais que les gens sachent, je n’avais qu’à leur faire savoir. J’en ai profité pour partager mon univers et je me suis ouverte à eux, les initiant à de nouvelles choses. Et du fait de cette difficulté, mon expérience personnelle du Shabbat s’est également considérablement intensifiée. »

 Il semble que tu aies pas mal de critiques à l’égard du programme du GHIS, qui n’en est qu’à ses débuts.

 « Critiques constructives. Parce que mon identité est très différente de celle du courant dominant de l’école, j’avais beaucoup de questions. Parfois, j’ai rencontré des situations où, au nom du « politiquement correct », les idées et les personnalités étaient délégitimées parce qu’elles ne correspondaient tout simplement pas à la tendance du jour. La soi-disant « cancel culture ». Cela m’a fait mal de voir que j’ai reçu des annonces officielles à l’occasion de journées nationales importantes pour diverses personnes, mais personne n’a jugé approprié de marquer le jour du Gush Katif, même si j’en ai expliqué la signification pour moi. À ma grande surprise, certains de mes amis israéliens ne savaient même pas ce qu’était le Gush Katif.

 



 Pour Tohar, il a été difficile de voir les enseignants de l’école et les maîtres d’internat aller à des manifestations controversées avec les étudiants, ou exprimer sans équivoque leurs opinions politiques dans l’espace scolaire.

« De mon point de vue, c’est prendre position, d’une manière qui me rend l’éducateur beaucoup moins compréhensible. Malheureusement, il y a eu une conférence très à gauche et trompeuse de l’organisation Zochrot au lycée, alors qu’un représentant de droite n’est venu ici qu’une seule fois dans le cadre d’un panel. L’école doit faire un meilleur travail pour offrir un équilibre des perspectives dans les conférences. »

 Qu’as-tu retenu de l’école du côté positif ?

« Au-delà de mon anglais, qui s’est nettement amélioré, le programme d’études ici comprenait de nombreux textes qui m’ont aidée à améliorer ma capacité à rédiger et ainsi, je peux étudier à un niveau universitaire, c’est quelque chose qui me manquait dans le système éducatif israélien. Au-delà de cela, je me suis fait des amis incroyables du monde entier, que je n’aurais pas rencontré autrement. Bien sûr, il y a des disputes et des tensions, mais à la fin, les belles amitiés dans leur simplicité sont plus fortes que tout. 

Nous vivons tous, mangeons tous ensemble, nous nous tuyautons les uns les autres sur la classe, nous avons la nostalgie de la maison et rions ensemble dans notre chambre avant d’aller au lit. Et malgré tous les désaccords, le matin, nous nous levons pour étudier, travailler et simplement nous promener avec des gens très différents de nous. »

Tohar estime que le fait d’avoir été au GHIS a ajouté une touche nouvelle au spectre social de l’endroit. « En première année, il n’y avait pas de juifs religieux ni même de droite à part moi. Ma voix a donc ajouté un point de vue important aux discussions, qui aurait facilement pu être ignoré si je n’avais pas été là.

J’avais beaucoup de responsabilités sur les épaules, ce qui me faisait parfois un fardeau. A chaque discussion, j’ai senti que j’assumais la responsabilité de ne pas être la « droite va-t-en-guerre», l'«obscurantisme » ou la « pression religieuse ». Au-delà de cela, je pense que j’ai également apporté un certain degré de sensibilité et bienveillance que j’ai reçues du cursus que j’avais suivi à Katzrin. »

Les études ont-elles changé quelque chose à ta vision du monde?

« Beaucoup m’ont demandé si mon opinion politique avait changé au cours de mes deux années au GHIS. Pour être honnête, elle n’a pas changé du tout. En fait, j’ai maintenant une connaissance plus profonde et plus large pour forger mes propres opinions. Jje peux prendre position précisément parce que je comprends la multiplicité des couches et des aspects de la réalité.

Après les deux années passées ici, j’ai appris à voir et à expérimenter des choses que les gens ne voient pas du fait des perspectives normales auxquelles ils sont habitués. On a l’impression de passer d’un film ordinaire à un film 3D. Parfois, c’est plus effrayant, mais plus comme le monde réel. Au GHIS, j’ai grandi et je suis devenue capable de parler avec des gens dans leur propre langue. Ce n’est pas une expérience facile, mais elle est très formatrice. »

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Tohar et Muhammad disent que seulement trois mois après avoir commencé l’école à Givat Haviva, ils se sont découvert un point commun.

Muhammad: « Lors d’une réunion de groupe, j’ai décrit d’où je venais. J’ai dit que j’ai fréquenté une école religieuse musulmane exclusivement masculine, et que ma famille a eu du mal à accepter le fait que je partais dans un internat mixte. Du coup, je me suis rendu compte que celle qui me comprenait le mieux était Tohar, qui vient elle aussi d’une école religieuse. Nous avons pas mal de choses en commun, et nous avons donc été amenés à nous parler plus. Tohar m’a appris beaucoup de choses que je ne savais pas. Par exemple, sur l’Holocauste. »

Alors, qu’est-ce qui s’est passé entre vous qui l’a fait refuser d’être photographiée en ta compagnie avant la cérémonie de remise des diplômes ?

Muhammad est surpris. « Tohar a refusé ? Impossible. Etes-vous sûre ? Elle m’a bien dit quelque chose à propos d’une mise à jour que j’ai partagée, qu’elle n’a pas aimée, mais nous n’avons pas réussi à en parler en profondeur. Je vais lui demander ce qui s’est passé, et je suis sûr que tout va fonctionner. Après chaque désaccord, finalement, nous nous parlons toujours et nous nous comprenons toujours.

Tohar explique plus tard qu’elle a été « très blessée » par Muhammad, après qu’il a partagé sur Instagram un message brutal contre Israël et Tsahal pendant les combats à Gaza. « Il y avait un groupe d’Arabes à l’internat, qui se définissent comme Palestiniens, et ils sont très nationalistes. Muhammad ne fait pas partie de ce groupe, j’ai donc été surprise et très triste qu’il ait été entraîné dans leur fanatisme. »

La semaine dernière, après la cérémonie de remise des diplômes, Tohar et Muhammad ont eu une longue conversation, à la fin de laquelle ils ont convenu de leur désaccord. Muhammad a présenté des excuses qualifiées à Tohar pour le message brutal qu’il a posté. En conséquence, les deux ont convenu de se rencontrer à nouveau à Jérusalem – et cette fois, Tohar a accepté la séance photo.

« À travers le discours des réseaux sociaux, il est très facile de dégénérer en colère et en haine, sans penser à l’autre personne », explique Muhammad. « Il faut nous parler malgré la colère, et passer à autre chose à partir de là. Vivre ensemble dans un internat nous a appris à nous respecter les uns les autres, indépendamment des différentes positions politiques. »

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